Du rivage de la mer au DPM
« Faisons défense à toutes personnes de bâtir sur les rivages de la mer,…»
Ce n’est pas là un appel militant à respecter le littoral mais un extrait de la célèbre «Ordonnance de Colbert» qui, le 31 juillet 1681, pose les bases du domaine public maritime.
Le domaine public maritime (DPM) est constitué pour l’essentiel du rivage de la mer, du sol et du sous-sol de la mer jusqu’à la limite des eaux territoriales. Le DPM est une notion juridique pour un espace plus ou moins délimité mais qui avant tout s’applique à un lieu d’intime liberté et de communauté.
De nos jours encore, le littoral, et de manière plus spécifique l’extrême rivage, sont toujours considérés comme un territoire à part qui nécessite donc une prise en compte particulière. Des considérations environnementales et climatiques se sont aujourd’hui grevées sur les priorités d’origine (de navigation marchande et militaire) les amenant à évoluer de manière plus prégnante.
De tout temps, un bien commun inaliénable
L’idée que le rivage de la mer fasse partie des “choses communes” (comme devant être gérée par une autorité générale) n’est pas récente.
Dans l’Antiquité, “les romains estimaient que l’usage de la mer était commun à tous les Hommes”, et ils avaient légiféré pour prévenir aux atteintes à cette “liberté commune et générale”. Une autorisation était nécessaire pour construire sur le bord de la mer. Le droit français s’est ainsi référé au droit romain (1) en Méditerranée.
Au XVIe s., le roi Charles IX fixe les principes d’imprescriptibilité et d’inaliénabilité du domaine de la couronne par décret en 1566 avec l’Edit de Moulins. A cette époque, un bien acquis par le roi pouvait entrer dans le domaine fixe après dix ans d’administration par les agents royaux.
Au XVIIe s. l’ordonnance de la marine de Colbert en précise les principes relativement aux rivages.
En 1986 la loi Littoral reprend ce principe selon lequel le domaine public, désormais républicain (propriété de l’Etat), est inaliénable, autrement dit, aucune personne ne peut être propriétaire de cet espace commun ; principe réaffirmé en 2006 par le code général de la propriété des personnes publiques (CG3P, article L.3111-1 et -2*). Ce qui est à tous, n’est à personne.
*« Le domaine public maritime et le domaine public fluvial sont inaliénables sous réserve des droits et des concessions régulièrement accordés avant l’édit de Moulins de février 1566 et des ventes légalement consommées de biens nationaux. »
(article L. 3111-2 du Code général de la propriété des personnes publiques)
L’État n’a donc pas le droit de le vendre, ni de le céder (ni de le laisser usurper) et ce sans limite de durée puisque le DPM est imprescriptible. Le temps n’y changera rien.
Le plus fréquemment, l’Etat permet l’occupation de ce domaine de manière temporaire en gestion directe mais il peut aussi en déléguer la gestion aux communes (ports, mouillages organisés ou plages) par concession, dont elles-même peuvent en déléguer les droits d’exploitation (en DSP, délégation de service publique). (2)
Dans le cas de la “privatisation” des plages, depuis 2006, le décret «plage» a fixé le système de concessions pour la gestion des plages avec une limite d’occupation maximale de leurs surfaces à 20%, et comme “objectif fondamental de permettre un usage libre et gratuit des plages par le public“.
Un pourcentage de 20% des plages simple en théorie, mais qui concrètement interroge : comment délimiter une surface mobile par définition ? Naturellement, une plage, ça va et ça vient, et change de format d’été en hiver ou suivant la météo ! L’érosion, les rechargements de sable et bientôt l’élévation du niveau de la mer devraient encore compliquer l’équation. Où commence donc et où finit ce domaine public maritime et où commencent les propriétés privées ?
[S’en suit un chapitre casse-tête et un tantinet technique, à zapper en cas d’amorce de migraine…Reprendre plus loin à “Inconstructible” !]
La délimitation du DPM terrestre
Depuis le XVIIe s. la prose pleine de poésie pour préciser les limites de ce qui deviendra le DPM, « Sera réputé bord et rivage de mer tout ce qu’elle couvre et découvre pendant les nouvelles et pleines lunes, et jusqu’où le grand flot de mars se peut étendre sur les grèves », s’est à peine modernisée :
«le rivage de la mer est constitué par tout ce qu’elle couvre et découvre jusqu’où les plus hautes mers peuvent s’étendre en l’absence de perturbations météorologiques exceptionnelles.»
Ce mince interface terre-mer est un espace convoité, soumis à de fortes pressions financières. Aussi, la détermination de la fameuse «limite haute du rivage de la mer» [qui refuse obstinément de rester tranquille et fixe] est-elle sujette à des interprétations parfois polémiques, notamment dans son enjeu juridique.
On peut simplement considérer que les plages et la mer appartiennent au domaine public de l’Etat. Qui a les pieds dans l’eau, est dans le DPM ! La limite d’une commune littorale sur sa façade maritime se situerait donc à l’endroit où commence la plage. La réalité est plus complexe, et bien que l’état n’ait pas à prédéfinir de limites du DPM puisqu’elles dépendent de l’avancée ou du recul de la mer, la multiplication de contentieux privés, par rapport aux propriétés riveraines, ont amené les services de l’Etat à devoir préciser certains repères.
Les limites du rivage sont fixées par des critères naturels plus ou moins précis, et plus ou moins fluctuants : que ce soit pour la bande de 100m ou les 50 pas géométriques pour les outre-mer, la portée de cette délimitation reste donc toute relative considérant un espace qui n’est pas figé (marées, mobilité du trait de côte, érosion et changement climatique). Selon la loi littoral «Les limites du rivage sont constatées par l’Etat en fonction des observations opérées sur les lieux à délimiter ou des informations fournies par des procédés scientifiques.» Rien de mieux donc que se rendre compte de visu.
Les délimitations de rivage ainsi réalisées -sur demande de riverains et après enquête publique- sont prescriptibles par contre et valables pour dix ans ! «L’administration ne «fixe» pas la limite comme elle peut le faire pour un périmètre à déclarer d’utilité publique, mais ne fait que constater l’avancée extrême des flots.»
Le changement climatique et l’élévation attendu du niveau de la mer va-t-il accélérer les choses ? «L’acte de délimitation «gèle» en quelque sorte à un moment donné la domanialité publique, imprescriptible et inaliénable, mais celle-ci peut s’accroître en cas d’avancée de la mer.»
Inconstructible… en principe
« Faisons défense à toutes personnes de bâtir sur les rivages de la mer, d’y planter aucuns pieux ni faire aucuns ouvrages qui puissent porter préjudice à la navigation, à peine de démolition des ouvrages, de confiscation des matériaux et d’amende arbitraire. » Ordonnance de la marine de Colbert – Article 1er du titre VII du livre IV– 1681
Quatre siècles plus tard, les mots de la loi changent à peine: « Nul ne peut bâtir sur le domaine public maritime ou y réaliser quelque aménagement ou quelque ouvrage que ce soit sous peine de leur démolition, de confiscation des matériaux et d’amende. Nul ne peut en outre, sur ce domaine, procéder à des dépôts ou à des extractions, ni se livrer à des dégradations. » (article L 2132-3 du CG3P)
L‘inconstructibilité du rivage naturel est l’un des principes les plus connus en France avec la loi Littoral. Le DPM naturel n’a pas vocation à recevoir de constructions ou d’installations permanentes et toute occupation temporaire implique une conservation et une remise en l’état.
Pour autant, les enjeux contemporains concentrés sur cette mince interface (attractivité touristique et intérêts économiques considérables) représentent une menace qui tend à affaiblir les principes du DPM.
Principe VS réalités
“Le principe d’inaliénabilité appliqué au DPM devrait faire de l’État le seul maître à bord et autoriser un contrôle réel, à l’échelon local, de l’évolution du littoral.” En 1998, le rapport Marini avait présenté au sénat un constat des aliénations du DPM [déclassement + ventes], principalement en faveur de l’urbanisation, et s’inquiétait de la multiplication excessive des autorisations d’occupation, et d’une mise en valeur insuffisante.
“Le Domaine Public Maritime est un cas unique dans la domanialité publique, par son étendue, par sa nature, par son ancienneté. […] L’autorité, dont l’État dispose sur cet espace, et la valeur de celui-ci, devraient à la fois l’engager à et lui permettre de développer une politique cohérente d’utilisation de l’espace littoral. Force est de constater qu’il n’en est rien.”
Et le rapport concluait que “L’inaliénabilité n’a pas complètement joué le rôle protecteur attendu vis-à-vis du domaine et des espaces côtiers : le déclassement a permis certaines aliénations. On note l’implantation d’activités qui ne relèvent pas toujours de l’intérêt général.”
C’était il y a 20 ans ! Ce constat appelait un sursaut de la volonté politique.
Une volonté de moyens
La difficile gestion de cet espace sensible est confiée localement à la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM). Le rôle des agents de l’Etat est de faire respecter les principes et règles d’occupation spécifiques de ce domaine devant être accessible à tous. Si depuis ses origines la doctrine de gestion a peu changé, de nouveaux enjeux écologiques et économiques sont venus complexifier cette mission (Grenelle de la mer, loi pour la Biodiversité (3)…). Elle consiste au contrôle et à l’encadrement des titres d’occupation temporaire (AOT de restaurant de plages ou de mouillage…) mais aussi au respect des équilibres écologiques et habitats naturels (faune marine, posidonie…). Les enjeux climatiques ordonnent une reconquête des territoires naturels (lutte contre l’érosion) alors que les enjeux économiques poussent à une plus large exploitation de cette ressource foncière (4).
En 2014, la DDTM du Var avait ainsi établi une Stratégie pour la gestion du DPM naturel (5). Dans son diagnostic, la DDTM pointait un état préoccupant de ses ressources humaines sur le terrain.
Les effectifs d’un service qui comptait ” 28 agents pour environ 18 ETP consacrés à la gestion du DPMn” en 2014 pour assurer la surveillance de 432 kms de côtes, ont encore été réduits depuis. Avec une présence physique insuffisante, la meilleure volonté de ces gardiens pourrait ne plus suffire à s’opposer au grignotage des intérêts particuliers. Le sursaut politique n’a pas eu lieu.
Respect du bien commun
Hier menacé par les pirates et les invasions, aujourd’hui par la privatisation, le littoral est toujours le théâtre de tensions. Le DPM joue un rôle clé dans la politique de conservation du littoral, tant pour la valeur intrinsèque des espaces écologiques que par son caractère public et inaliénable qui porte la notion de bien commun comme garantie d’équité sociale : “il fait primer l’intérêt général sur l’intérêt particulier, le collectif sur l’individu, la coopération sur la compétition, l’usage sur la possession”.
Il appartient donc à chacun d’entre nous, habitants, élus, associations, de porter ces valeurs. Le respect du DPM est de notre responsabilité commune.
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Pour en savoir plus :
(1) Historiquement, Les Romains parlaient déjà de bien public mais la notion de “bien commun“, au singulier dans son sens philosophique, est d’origine chrétienne avec Thomas d’Aquin. Plus tard au XVIIIe s., les philosophes des Lumières, développeront la notion d’intérêt général fondée sur la volonté du peuple. Au-delà de ses évolutions sociétales, les res publicae (choses publiques) se parent aujourd’hui des vertus morales de la chose partagée. Pour Alain Giffard (auteur de « Bien commun et bien(s) commun(s) »), « le bien commun implique plus que le respect de la loi exprimant l’intérêt général. Le bien commun désigne le bien-être ou le bonheur collectif d’une communauté ou en général de ses membres et l’ensemble des choses qui sont supposées y contribuer : biens matériels, respect d’autrui, justice sociale. Il nécessite un engagement de chacun comme condition de fonctionnement de la règle ». Sont considérés “biens communs” l’eau, l’air, le paysage, la nature, la planète… et le DPM.
(2) “Le DPM connaît 3 modes de gestion juridique :
– la convention de gestion à une personne publique ;
– la concession pour une exploitation conforme à la vocation du domaine (ports, concession de plage, d’endigage) ;
– l’autorisation d’occupation temporaire (AOT), pour occupation privative, est précaire, révocable, et assujettie à redevance (les autorisations de mouillage collectif, de cultures marines ou d’extraction de matériaux en sont des cas particuliers).”
(3) La loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages du 9 août 2016 a introduit une obligation de compatibilité des décisions ayant trait à la gestion du DPM naturel avec les objectifs environnementaux arrêtés dans le cadre des plans d’actions pour le milieu marin. Dès lors, la gestion du DPM naturel qui passe notamment par la régulation des usages et des pressions contribue à la préservation du bon état écologique du milieu marin.
(4) Le décret Plage fixe le taux d’occupation maximal à 20 % pour les plages naturelles au lieu de 30 % et à 50 % pour les plages artificielles au lieu de 75 %. Cette réduction a des conséquences et génère une forte opposition des acteurs économiques depuis 2006 même si l’application effective du décret est très progressive. De nombreux élus (ANEL) et professionnels réclament que ce taux soit calculé non pas par plage mais par commune, pour plus de “souplesse”. L’activité économique des plages représente plus de 700 millions d’euros de chiffre d’affaires par an en Provence-Alpes-Côte d’Azur.
(5) Comme tous les documents de planification, cette Stratégie du DPMn pour le Var est révisable tous les 6 ans et la nouvelle mouture est imminente.