Le Trou de Madame, légende et réalité

A l’occasion des Journées du Patrimoine, nous partageons ici un texte de Lucien Grillon, retrouvé au hasard d’un rangement dans les archives personnelles de Raymond Culioli, à qui il était adressé, par sa fille qui nous l’a gentiment remis, ce dont nous l’en remercions.

LE TROU DE MADAME

Conte Bandolais
à H. G.

Il faisait, en ce jour de mars, un de ces temps qui crient la Provence.

Le ciel était d’une transparence surnaturelle. Il soufflait un des mistrals, véritables loubards du ciel, qui chassait devant lui une troupe de blancs nuages affolés, aux figures fantasmagoriques, et qui, le temps de promener leur ombre géante sur le bleu de la mer s’évanouissaient presque aussitôt, remplacés par une autre armée en retraite qui fuyait devant le maître du ciel.

J’aime, ces jours là, contempler, du Tour de Corniche, le spectacle de la mer, qui, par vagues successives vient s’écraser sur les rochers.
Dans le vent qui hurle, les vagues qui grondent, le gravier qui tambourine, on entend confusément comme une respiration profonde entre les rochers quand les vagues se retirent. Ce jour là, un long gémissement lancinant naissait puis s’évanouissait, comme une plainte. Elle montait du gouffre noir entre les rochers, aussitôt couverte par le vacarme, pour s’élever à nouveau.


Et puis, tout à coup, ( par quelle magie ?) on entendit vaguement : « Par pitié, écoutez moi ! » Hélas ! la suite se perdait dans le fracas de la nature. Puis, la respiration profonde disait à nouveau « Par pitié, écoutez moi. Je suis Anne GIRARDIN de VAUVRE ».
Et c’est ainsi que, dans les répits que laissait la nature en furie, Anne GIRARDIN de VAUVRE m’a raconté son histoire.

“L’an mil six cent quatre-vingt dix neuf, le septième octobre, j’ai épousé à TOULON, Messire François BOYER FORESTA, seigneur de BANDOL, Conseiller du Roy en ses conseils, Président à Mortier au parlement de Provence, fils à feu Messire François BOYER, vivant, chevalier, seigneur de BANDOL, et de dame Catherine de MAUREL de PONTEVES, de la ville d’AIX.
J’aimais mon peuple de Bandolais qui me le rendaient bien. Ils savaient mon amour pour les bains à la mer. Comme ils craignaient pour moi la colère et la traîtrise des vagues, ils m’avaient ciselé dans le plateau rocheux qui s’incline vers la mer, un bassin d’où partait un canal d’amenée d’eau. L’eau de cette baignoire rustique se renouvelait ainsi avec le flux, en même tant que le soleil la réchauffait, et j’étais en sécurité. Les Bandolais la baptisèrent « Le Trou de Madame ». Ils en étaient très fiers. Pour prendre mon bain je n’avais qu’à descendre la falaise au sommet de laquelle était bâti le château. L’environnement était complètement désert, d’ailleurs les Bandolais respectaient scrupuleusement mon intimité ; ils ne se seraient jamais permis de la troubler.

Un jour, semblable à celui d’aujourd’hui, dans la nuit, un navire corsaire se fracassait sur les récifs. Et, lorsque, le calme revenu, je suis descendue au Trou de Madame, j’ai trouvé un corsaire râlant, geignant. C’était le seul survivant du naufrage ; une puissante vague l’avait porté sur son dos, lui avait fait franchir la barre rocheuse et l’avait déposé dans mon bassin aux eaux calmes toutes rougeoyantes du sang perdu par le naufragé. Si je le dénonçais au château, je craignais pour lui que les « Suisses » de la garnison ne l’achèvent. Je l’ai soigné, nourri comme j’ai pu et guéri, protégée que j’étais par la discrétion absolue des Bandolais. Mon corsaire était jeune, il était beau, nous nous sommes aimés. Le Trou de Madame, seul connaissait notre secret.
Je ne sais combien a duré notre amour puisqu’il a franchi les siècles, et que nos âmes depuis toujours se retrouvaient à notre rendez-vous.

Tu te demande sans doute, pourquoi alors, je gémis et je pleure aujourd’hui. Oui. Je vais te le dire.
De ce « Trou de Madame », hommes du 20ème siècle, qu’en avez-vous fait, ce cadeau que les Bandolais m’avaient offert, que des générations ont respecté et qui y menaient les petits enfants patauger avant de les lâcher dans la mer, ce Trou de Madame qui faisait partie de ces légendes dont les peuples se nourrissent, ô, vandales du 20ème siècle, vous l’avez détruit, vous l’avez enseveli, vous l’avez fait disparaître sous un amas de gravats, détritus, pierres, et pourquoi faire ? Pour qu’une route y passe dessus, le piétine et que mon corsaire ne retrouvera plus jamais. Les barbares c’est vous qui démolissez les traces du passé, l’œuvre de vos ancêtres. C’est un sacrilège, vous ne respectez plus les lieux les plus sacrés. Un jour que ne ferez-vous pas disparaître pour satisfaire vos idées de grandeur, de technique futuriste ? ».

J’ai essayé de calmer cette furie déchaînée en plaidant coupable avec circonstances atténuantes, mais je n’ai eu droit qu’à un provoquant « à Dieu » et je n’ai plus entendu que la respiration profonde de la mer entre les rochers.

Lucien GRILLON

1903-1997
Auteur de “Bandol, deux siècles d’histoire, 1585-1790”

[la naissance et l’essor d’un village de la Provence maritime]